Spirou après Franquin (2) : rupture ou continuité?

Relire la partie 1 : La "coquille vide"

Après la décision de Franquin d’abandonner la série Spirou et Fantasio, Charles Dupuis fait un pari osé en misant sur Jean-Claude Fournier, jeune auteur que Franquin apprécie au point de l’accueillir chez lui pour des séances de travail dans son atelier[1] — cependant il l’exhorte à décliner la proposition qui lui est faite de prendre sa succession et l’encourage à se concentrer plutôt sur un personnage qu’il a créé, sous peine d’endurer le même déplaisir[2]. Toutefois, Fournier ne suit pas le conseil de son mentor et accepte l’offre:

Il me disait souvent qu'il en avait marre de dessiner Spirou. Jamais, au grand jamais je n’aurais osé lui dire: "Ça tombe bien, je suis libre." Et puis un jour, Charles Dupuis m’a proposé de reprendre le personnage. J’avais 24 ans, j’étais inconscient. Ce fut le plus grand coup de bol de ma vie. Franquin m’a conseillé de refuser car il pensait que je m’ennuierais. C’est la seule fois où je ne l’ai pas écouté.[3]

Ainsi, plutôt que de choisir un auteur déjà bien installé dans la maison, connu des lecteurs ou identifié comme étant stylistiquement proche de Franquin, Dupuis se tourne vers ce presque inconnu qui n’a pas encore démontré son aptitude à piloter une histoire longue jusqu’à son terme. Les lecteurs ne connaissent de lui que ses quelques planches de Bizu parues dans le journal Spirou depuis quelques mois à peine. Certes Franquin était lui-même un très jeune homme, peu expérimenté, au moment de sa reprise de Spirou et Fantasio, mais la série n’existait alors pas encore sous forme d’albums et se contentait de gentilles histoires courtes. C’est justement le travail de Franquin qui rend la tâche immense. Passer après lui est probablement la charge la plus difficile dans l’histoire de la série et en acceptant le contrat, Fournier consent à l’incroyable mission de devenir le premier continuateur après le maître.

Mais en confiant Spirou à ce jeune admirateur de Franquin, Dupuis opte pour la continuité et espère conserver la tonalité gentille à laquelle il tient tant et que Le Nid des Marsupilamis, paru en 1960, reflète parfaitement, et à laquelle le Bizu de Fournier semble conforme.

D’emblée, Fournier frappe un grand coup en remplaçant la livrée de groom de Spirou par un blouson rouge zippé sur un pull blanc à col roulé, et en supprimant tout bonnement le calot. Il élargit même les jambes du pantalon au fil des années 1970 pour les adapter à la mode des pattes d’éléphant. Il range également la légendaire Turbotraction décapotable au garage et dote Spirou d’une Renault 5. Pour continuer d’ancrer plus fortement ses histoires dans la réalité sociale (post-soixante-huitarde) de son temps, il déplace les combats de son héros dans des lieux contemporains aisément reconnaissables par leur actualité politique brûlante, quand Franquin préférait globalement des lieux imaginaires dans des époques plus intemporelles : ainsi compose-t-il ses albums à partir de ses préoccupations immédiates — partagées de plus en plus par une partie de sa génération — que sont l’écologie, le narco-trafic et les dictatures, alors que Franquin se contentait de références plus implicites, en filigrane.

Vraisemblablement conscient qu’il se couperait du lectorat habitué, Fournier n’abandonne pas l’univers champignacien mais il le relègue au second plan au profit d’une nouvelle galerie de personnages, auxquels il imprime fortement sa marque. À Zorglub, il préfère ses nouveaux méchants que sont les membres du Triangle, une organisation tentaculaire qui correspond davantage à la réalité de la figure criminelle des années 1970.

En revanche, la disparition du marsupilami ne dépend pas de lui: Franquin, qui détient les droits exclusifs de ce personnage, s’en va avec, non sans consentir à le laisser à Fournier le temps du premier album, Le Faiseur d’or, à condition de pouvoir le dessiner lui-même, ultime coup de crayon du maître à la série. Le marsupilami disparaît ainsi totalement de la série jusqu’au rachat de Marsu Productions par Dupuis en 2013.

La question de l’univers champignacien revient plusieurs fois. Lorsque la série est confiée à Nic et Cauvin en 1980, c’est la rupture plutôt que la continuité que choisit Dupuis. En effet la condition est de composer exclusivement sans Champignac. Le comte, le village et tous ses personnages sont totalement évacués des trois albums que réalise le duo. On peut supposer que ce choix de Dupuis correspond à la volonté de faire table rase, de s’affranchir une bonne fois pour toutes de Franquin et de partir sur de toutes nouvelles bases, d’autant plus que se concentrer sur le trio d’origine — Spirou, Fantasio, Spip — revient, a fortiori, à renoncer aussi à l’héritage de Fournier. L’expérience de la rupture est un échec comme elle le sera avec la mangaïsation de la série par Morvan et Munuera dans les années 2000, Nic et Cauvin ne parviennent pas à refaçonner un univers de substitution, et les repreneurs Tome et Janry exploitent au début pleinement les ressources champignaciennes avec l’autorisation de Dupuis.

Mais comme pour Fournier, la politique de la continuité s’achemine à moyen ou long terme vers une forme de rupture et d’indépendance. En effet la tentation des auteurs est grande, à mesure qu’ils prennent leurs repères, de quitter Champignac pour davantage imposer leur propre marque. Ainsi Tome et Janry atteignent-ils leur maturité à partir du septième album (Spirou à New York, 1987), qui correspond à une forme d’affranchissement voire d’insoumission de leur part : ils s’émancipent totalement de l’univers champignacien et de l’environnement hérité de Franquin. Les deux auteurs font une trouvaille avec le personnage de Don Vito Cortizone — un avatar aussi ridicule que malchanceux du Corleone de Francis Ford Coppola interprété au cinéma par Marlon Brando puis Robert De Niro — qui leur donnera de la matière pour quatre albums en tout.

Cette émancipation s’accompagne d’une nette amélioration de la courbe des ventes[4], confirmée par les albums suivants. Paradoxalement, alors qu’ils avaient l’autorisation dès le départ de garder Champignac, Tome et Janry décollent vraiment lorsqu’ils décident de le laisser de côté. Au tournant des années 1990, ils font donc connaître aux aventures de Spirou et Fantasio un succès commercial inédit, qui permet même à d’anciens titres de la série de se vendre de nouveau[5]. Dupuis "a mis sur pied des campagnes promotionnelles qui ont eu un véritable impact commercial, indique Tome. […] Autant je me doutais que si nous avions fait un travail minable, cela aurait évidemment moins bien marché, autant je n’aurais pas la prétention de croire que la seule qualité de notre Spirou faisait augmenter les ventes. On peut rarement faire mieux que lorsqu’on a une œuvre qui répond à peu près aux besoins du public et, derrière, les moyens de la promouvoir le mieux possible[6]."

À l’instar de Fournier, Tome et Janry suivent un double mouvement autour de Franquin: l’imitation et l’émancipation, étant entendu que l’émancipation constitue elle-même une forme d’imitation du maître qui en son temps a parfaitement réussi sa réappropriation de la série en coupant le cordon avec Jijé. C’est ce double mouvement qui n’a pas semblé s’opérer avec Nic et Cauvin entre 1980 et 1982, après Fournier, comme si leur renoncement imposé à l’héritage franquinien ne leur avait justement pas permis de franchir les étapes normales de l’émancipation. Les partis pris de mangaïsation et de déchampignacisation de la part de Morvan et Munuera, sur leurs quatre albums entre 2004 et 2008, ne font pas mouche non plus, comme si la rupture avec les codes habituels et l’univers de référence devait respecter, a minima, une progression par paliers, sans être imposée d’emblée par l’éditeur ni par les auteurs.

[1] JOUB, NICOBY, Dans l’atelier de Fournier, Dupuis, 2013, p. 29.

[2] Ibid., p. 42.

[3] POTET (Frédéric), "Le deuxième 'père' de Spirou, ses coups de blues et ses bonheurs", Le Monde, 28 octobre 2013.

[4] TOME, JANRY, PISSAVY-YVERNAULT (Bertrand et Christelle), L’Intégrale Spirou et Fantasio, tome 16, éd. Dupuis, Marcinelle, 2015, p. 6.

[5] Ibid., p. 5.

[6] Extrait d’un entretien avec Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, le 23 août 2013, dans L’Intégrale…, t. 16, p. 5.

Prochaine partie : Crises de confiance