Peut-on (sou)rire en lisant Houellebecq? (1)

Les romans de Michel Houellebecq semblent nous donner à observer, invariablement, dans un environnement ordinaire que les conditions de vie ramènent à une misérable insignifiance, l’existence médiocre et désillusionnée des personnages de son temps, en proie à la misère sexuelle et à l’indifférence générale. Est-il à ranger du côté des nihilistes, des révolutionnaires, des anarchistes de droite? Est-il simplement pessimiste, parfaitement désenchanté, pourfendeur de la société libérale, chantre du libéralisme sexuel…? Mais surtout: dans ce marasme général, est-il permis de trouver quelque chose de drôle chez Houellebecq? Y a-t-il de quoi (sou)rire? J'ouvre ici un grand dossier. Partie 1!

C'est qui, ce Houellebecq?

On peut situer le début de la notoriété de Michel Houellebecq à la publication de son deuxième roman, Les Particules élémentaires (1998). Auparavant, quelques poésies, un essai sur Lovecraft et un roman resté plutôt confidentiel lui avaient tout juste permis de se faire un nom auprès d’un cercle restreint de lecteurs initiés. Les Particules élémentaires l’ont propulsé sur le devant de la scène littéraire. En quelques années, Houellebecq est alors devenu un personnage ultra-médiatique, louangé par les uns, détesté par les autres, et à chacune de ses nouvelles parutions les fervents et les détracteurs en décousent. Certains voient en lui un écrivain majeur de son époque, un romancier au regard sociologique acéré, voire une espèce de visionnaire. D’autres le considèrent comme un xénophobe et misogyne patenté, un romancier réactionnaire et nihiliste. De ces débats surgit fréquemment une autre question, celle de ses intentions littéraires: Houellebecq cherche-t-il à délivrer un message, ses romans portent-ils une thèse ? Les polémiques, nombreuses et parfois étonnamment violentes, qui ont accompagné la sortie de ses différents romans de 1998 à Soumission en 2015, ont montré qu’il était encore facile, d’une part, de faire l’amalgame entre un romancier et le narrateur (ou le personnage principal) de ses livres, et d’autre part, de déceler une dénonciation politique dans une intrigue romanesque : que l’anti-héros de Plateforme – de surcroît prénommé Michel! – recoure à la prostitution en Thaïlande et l’on y voit une apologie du tourisme sexuel; que François, dans Soumission, s’accommode assez facilement de l’instauration de lois islamiques en France et l’on y voit, a contrario, une charge contre l’islam. Quoi qu’il écrive désormais, Houellebecq semble ne pas pouvoir échapper au scandale, comme si ses livres portaient un engagement qu’il réfute pourtant.

On constate en effet qu’un certain nombre d’observateurs hostiles sont persuadés que Houellebecq recherche la provocation, et c’est heureux quand ils ne lui reprochent pas une absence de style – cette accusation d’absence de style court et persiste depuis deux décennies! Plusieurs publications sont venues contester cette accusation d’absence de style, accusation synthétisée par Éric Naulleau dans son essai cinglant, Au secours, Houellebecq revient! On peut notamment citer les études réunies par Sabine Van Wesemael et Murielle Lucie Clément. D’autre part, au cours du colloque international intitulé "L’unité de l’œuvre de Michel Houellebecq", dont on peut retrouver les actes chez Classiques Garnier (2014) et qui s’est tenu à Aix-Marseille en 2012 grâce au CIELAM, la question du style de Houellebecq a plané sur l’ensemble des interventions. Si le milieu universitaire semblait jusqu’à récemment assez réticent à l’idée d’étudier l’œuvre de Houellebecq, il semble que les quelques-uns qui s’y attellent tombent d’accord sur cette question du style, que Bruno Viard résume assez bien dans ces termes : "Il a au contraire un style […] aisément reconnaissable, par exemple à ses vertigineuses variations de focalisation du détail au général et inversement. Après, c’est vrai qu’il a une écriture très classique, qui évoque la ligne claire d’Hergé."

Le professeur émérite Bruno Viard nous a accordé un entretien à l'occasion de la sortie de Sérotonine.

Alors pourquoi tant de controverses et de passions contradictoires? Cela s’explique par l’univers littéraire qu’a construit Houellebecq au fil de ses romans, qui décrivent un désenchantement et, en quelque sorte, une décadence de la société contemporaine . Tout le monde semble chercher un message fort, de dimension sociologique, philosophique, métaphysique, dans l’œuvre de Houellebecq, mais tout se passe comme si personne n’y trouvait exactement le même que les autres.


Il n’y a qu’à voir la bronca à laquelle Houellebecq a dû faire face à la sortie de Soumission le 7 janvier 2015, bien symbolisée par les mots très durs du Premier ministre Manuel Valls et par un spectaculaire jeté de livre de la part d’Ali Baddou sur le plateau de La Nouvelle Édition, tous deux d’accord pour classer Houellebecq à l’extrême droite, alors que ce même jour paraissait dans Charlie Hebdo une tribune dithyrambique de l’économiste Bernard Maris – que nul ne pouvait soupçonner d’être xénophobe ou réactionnaire –, lequel n’eut de cesse de décrire Houellebecq comme un homme de gauche – du moins, sur le plan économique –, jugement partagé par le professeur émérite de littérature française Bruno Viard, qui a consacré plusieurs essais à l’œuvre de Houellebecq. Plus exactement, Bruno Viard évoque un chiasme politique chez Houellebecq : "Houellebecq est foncièrement antilibéral, à la différence de la gauche, antilibérale en économie mais libérale en morale, et de la droite, qui occupe la position inverse."

Il est indéniable que ce caractère médiocre, socialement et sexuellement médiocre de ses personnages, dans un monde livré aux luttes capitalistes et érotiques, est récurrent chez Houellebecq. La souffrance inhérente à ses anti-héros, ce pessimisme existentiel, ne feraient-ils pas la démonstration de la grande vacuité de nos vies ? Non seulement nous ne sommes que des entités organiques vouées à la souffrance et au néant, mais en plus nous n’avons pas lieu d’être, du moins en l’état actuel des choses. Le dernier roman en date, Sérotonine, semble même constituer le parachèvement de cette désespérance.


Pourtant, depuis quelques années, est évoquée la dimension humoristique, qui nous concerne ici au premier chef, de l’œuvre de Houellebecq. Ainsi, dès avant le très polémique Soumission, une nouvelle petite musique se fait entendre dans la presse généraliste : c’est notamment à l’occasion de la sortie de La Carte et le Territoire que l’on a entendu parler, de façon audible, de certains aspects comiques de l’œuvre houellebecquienne. Dans la presse, Raphaëlle Rérolle, dans Le Monde, parlait d’un "récit d’une force, d’un humour et d’une inventivité évidents", ce que François Chrétien signalait comme inhabituel dans Ouest-France: "S’il existe un homme qui, a priori, ne donne pas envie de se taper sur les cuisses, c’est bien [Houellebecq]. […] Mais cet écrivain à la plume limpide, provocante, brillante, a poussé le cynisme à une telle extrémité qu’il finit lui-même par avoir envie d’en rire. Et de s’amuser de sa propre image, projetée dans l’univers médiatique." Dans Télérama, Nathalie Crom décrivait La Carte et le Territoire comme le roman de Houellebecq "le plus ironique", doté d’une "intrigue drolatique", "à l’architecture extrêmement savante et parfaitement fluide, construction dans laquelle s’inscrivent, par touches souvent cocasses ou faussement dérisoires, les éléments constitutifs d’un tableau du monde contemporain tel que l’auteur le voit, tel qu’il s’en moque, tel qu’il s’en désespère peut-être […]."

 

C’est vrai que La Carte et le Territoire, son cinquième roman, a un peu créé la surprise, soit qu’il en ait désorienté certains, soit qu’il les ait convaincus que Houellebecq s’était assagi. La Carte… a presque entièrement évacué les scènes érotiques ou pornographiques, les grandes leçons de morale affichées et les scènes apocalyptiques d’une humanité harassée par elle-même. Le livre paraît plus doux, moins austère, plus stoïque. Moins provocant mais plus drôle : on avait peu l’habitude d’entendre les critiques littéraires et les journalistes évoquer l’humour de Houellebecq.

 

Cependant, le monde donné à voir est-il plus gai, avec ces individus toujours seuls, ou qui se donnent l’illusion de ne pas l’être, enfouis sous la masse des produits manufacturés, en quête du plaisir industrialisé, et qui laissent leur monde se dépouiller de son authenticité et se transformer en produit de consommation? En vérité, et à y regarder de plus près, le monde des hommes de La Carte n’est pas si différent de celui des Particules. Simplement, les personnages – qui ne sont pas autre chose que des avatars de Houellebecq, quand ce n’est pas lui-même – ont implicitement accepté le cours des choses, leur insignifiance et leur misère de l’âme. La frustration et la douleur de vivre font place à la mélancolie. Mais une mélancolie qui s’autorise l’autodérision et l’humour du déclin – celui de l’homme, mais peut-être aussi celui de l’écrivain. C’est cet humour qu’ont semblé découvrir certains lecteurs et observateurs. C’est cet humour, vaporisé sur cette grande peinture du monde individualiste et morose que sont les romans de Michel Houellebecq, qui est l'objet de ce dossier que j'ouvre ici sur ce blog, et que j'alimenterai au fil des semaines.


Gesticulations et prostrations chez Houellebecq

Partie à venir : Quand Houellebecq force les stéréotypes


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