En janvier 2019, quelques mois avant sa soudaine disparition, Philippe Tome m'avait fait l'amitié d'un entretien sur ce blog. Je ne pouvais pas imaginer que ce serait une de ses dernières interventions publiques. En réalité, j'avais eu un premier entretien préalable avec lui, destiné à documenter un billet que je comptais réaliser sur la stratégie des éditions Dupuis après Franquin. J'en livre ici quelques extraits. Ces échanges ont eu lieu en décembre 2018.
Pr Ragondin - Dans une interview qu'il a accordée à ActuaBD en 2017, Janry dit qu'il pensait que ce serait Pierre Seron qui reprendrait Spirou et Fantasio après Franquin, et non pas Fournier. C'est la première fois que je vois passer cette information. Est-ce que c'était quelque chose de vraiment pressenti dans le milieu ?
Philippe Tome - Seron qui avait conçu un style graphique très proche de Franquin n’était guère apprécié par André qui lui reprochait (en privé) cette trop grande ''inspiration'' et la plupart des auteurs de l’époque, sans connaître Seron (que je n’ai jamais rencontré), notaient aussi cette proximité de style et y réagissaient (par solidarité pour le créateur très admiré de Gaston) par une certaine défiance artistique à l’auteur des Petits Hommes comme à une sorte de plagiat non assumé. Janry, qui comme moi ne voulait pas juger Seron, se bornait à noter que cette forte proximité de ''style graphique'' serait celle qui aurait le moins heurté les yeux des lecteurs ignorants des ''intrigues'' et points de vue des auteurs et aficionados. Il n’avait ni antipathie ni sympathie particulière pour Seron.
Après le départ de Jean-Claude Fournier en 1980, une lutte de pouvoir dans les couloirs des éditions Dupuis entre le rédacteur en chef Alain De Kuyssche et le ''directeur de concept'' José Dutillieu a abouti à un flottement, avec la concomitance de trois équipes travaillant sur les aventures de Spirou et Fantasio : Nic & Cauvin, Yves Chaland, Tome & Janry. La situation s'est éclaircie en 1982, lorsque Tome & Janry ont été désignés comme les seuls auteurs de la série, condition indispensable pour en conserver la cohésion et la coordination. |
Pr Ragondin - De quelle manière avez-vous été intronisés ? Est-ce que vous aviez connaissance que Nic et Cauvin étaient sur un siège éjectable ? Et est-ce qu’on parlait de Chaland ?
Philippe Tome - C’est notre arrivée voulue par Alain De Kuyssche (et une importante défiance des lecteurs) qui a arrêté le cycle des albums commandés par José Dutillieu, ancien patron à Belvision de Nic et en opposition avec De Kuyssche pour la suite qualitative à donner à la série. Chaland, amoureux de ''ligne claire'', style explicitement opposé à l’époque très franquinienne qui lui avait succédé, a été parmi les auteurs ayant initié la vague ''nostalgique'' d’Hergé et surtout pour ce qui le concernait de Jijé, dont il s’inspirait autant sinon plus (puisque reprenant les personnages) que Seron de Franquin, mais avec ce qu’on lui a attribué comme une touche de gentille dérision ''second degré'' qui pouvait être vue comme un hommage en forme de clin d’oeil plus qu’un plagiat (un peu comme ce que fait Émile Bravo aujourd’hui au style très hergéen). Cette distance ''nostalgique'' et notre officialisation comme repreneurs, ainsi que la disparition brutale et tragique de Chaland, a mis fin à l’expérience [NDR : Tome commet une confusion, car Chaland est décédé en 1990, soit huit ans après l’intronisation de Tome et Janry]. Nous n’avons jamais rencontré Chaland mais tout le monde s’accordait à souligner son talent et sa grande gentillesse.
Pr Ragondin - Entre 1981 et 1983 ont été publiées dans le journal Spirou des planches de vous, de Nic & Cauvin et de Chaland. Était-ce pour vous mettre en concurrence ?
Philippe Tome - Les seuls à avoir animé Spirou en même temps, c’est-à-dire Nic/Cauvin, Chaland et Tome/Janry, n’ont jamais été publiés dans les mêmes numéros mais en alternance [NDR : en fait les numéros 2305 à 2318 du journal ont publié de manière concomitante des planches de Cœurs d’acier de Chaland et de Virus de Tome & Janry]. Lorsque décision a été prise que nous serions les repreneurs uniques et officiels, toutes les pages de Nic/Cauvin très en avance ont été rapidement publiées, nous donnant le temps de finir et voir éditer notre premier album de 44 pages, Virus. Fournier, après avoir annoncé son départ définitif (c’est-à-dire avant notre arrivé et le démarrage des expérience Nic/Cauvin et Chaland) n’est plus jamais réapparu aux commandes de la série. Nous l’avions rencontré et interrogé et il nous a encouragés. Pareil pour André Franquin.
Pr Ragondin - Oserai-je vous demander lequel de vos albums vous laisse le meilleur souvenir ?
Philippe Tome - Difficile. Le pire, Aventure en Australie, sorti à un rythme beaucoup trop rapide…
Et pour les meilleurs, je revendique de grandes satisfactions et quelques audaces sur tous ceux à partir de Spirou à New York qui, sans être le plus maîtrisé, a une valeur sentimentale (ma passion new-yorkaise ET le fait que c’est le premier où moi en tout cas je racontais 100% ce que je voulais sans chercher à vouloir me hisser à la hauteur de Franquin et Greg). Je n’ai pas de préférence réelle pour aucun des suivants qui ont tous leurs qualités et leur défauts mais un égal confort.
Philippe Tome est décédé quelques mois après ces échanges, le 5 octobre 2019, à seulement 62 ans. Cette disparition soudaine et inattendue a suscité une vive émotion dans le monde de la BD. Quelque temps avant cette terrible nouvelle, nous bavardions parfois sur Internet de manière informelle... |
Écrire commentaire