Bruno Viard : "Sérotonine invite à l'empathie envers les désespérés"

Dessin : Pr Ragondin
Dessin : Pr Ragondin

ENTRETIEN - Professeur émérite de littérature française à l'université d'Aix-Marseille, passionné d'anthropologie et de sociologie, Bruno Viard s'intéresse depuis plusieurs années à l'oeuvre de Michel Houellebecq, "auteur profondément réactionnaire qui tord le bâton en sens inverse de nos douces habitudes", dont "l'impudeur le réjouit" et qu'il qualifie de "grand auteur comique de notre temps". Il lui a consacré plusieurs essais. Il s'exprime librement sur son blog, selon une "ambition anthropologique synthétique". Bien sûr, il a goûté Sérotonine, le Houellebecq nouveau : Bruno Viard nous dit ce qu'il en pense.

Pr Ragondin - Quel était votre état d’esprit en refermant Sérotonine ?

Dessin : Pr Ragondin
Dessin : Pr Ragondin

Bruno Viard - Le narrateur s’enfonce toujours plus dans un tunnel sans que la mort même soit présentée comme une délivrance. Ce livre invite à l’empathie avec les désespérés. On est quand même obligé de s’interroger sur son exemplarité. Houellebecq a adopté une fois pour toutes la philosophie de Schopenhauer pour des raisons personnelles liées à son enfance, comme il l’a expliqué dans Les Particules élémentaires. Est-il toujours dans cet état d’esprit, maintenant qu’il est au sommet de la gloire, couvert d’argent et de d’admiratrices ? Et marié. On se pose au moins la question. Je ne renoncerai pas quant à moi à admirer la beauté du monde et à chercher les chemins du bonheur pour les hommes, pour les miens et pour moi-même. Donc, je résiste…

Pr Ragondin - Comment définiriez-vous l’atmosphère générale de Sérotonine ?

Bruno Viard - Cette atmosphère est totalement sinistre, un désespoir complet. Ce pessimisme a trois causes enchâssées. La principale est la solitude absolue du narrateur sans famille et sans amis. Sa vie est un ratage complet au plan sentimental. Il a rencontré une femme extraordinaire qu’il aimait et surtout qui l’aimait et il l’a perdue par sa faute. C’est comme une tasse en porcelaine qu’on a cassée : on ne la reconstituera jamais. La deuxième cause du désespoir est l’échec professionnel d’un ingénieur agricole qui n’a pas réussi à enrayer le déclin de l’élevage de qualité en Basse-Normandie dans le contexte européen et mondial néo-libéral, et qui assiste impuissant au suicide de son meilleur ami acculé à la ruine.


La troisième cause remonte plus haut. Elle n’est donnée qu’allusivement dans la fin, c’est pourquoi je la souligne. À l’occasion de la lecture La Montagne magique saluée comme le sommet de la littérature européenne du XX° siècle avec La Recherche du temps perdu, le narrateur souligne que Thomas Mann témoigne dans ce roman de la fin d’un monde au bord de l’abîme. Jamais plus, après la Grande guerre, l’Europe ne retrouvera le raffinement de civilisation qu’elle avait atteint à la Belle époque. Ce thème avait été d’avantage développé dans La Carte et le Territoire.

Pr Ragondin - Comment présenteriez-vous le livre à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler ?

Bruno Viard - Pour compléter ce que je viens de dire, j’ajouterai que le cœur du roman, ce sont les 5 années de bonheur que le narrateur a connus auprès de Camille. Le bonheur dans le couple et en famille, c’est l’idée qui revient de roman en roman chez Houellebecq même si ça ne marche jamais. Là, le romancier est violemment antiféministe. Fille d’ouvrier agricole portugais commençant des études de vétérinaire, Camille n’a pas subi l’influence de la modernité, aussi son premier amour devait-il être le seul, conduire au mariage et à une vie de ménage définitive. Elle a immédiatement pris la maison en main quand elle s’est établie avec le narrateur. Ses pleurs ont été inconsolables quand il l’a trompée, la rupture et le malheur irrémédiables. Elle n’a pas trouvé le bonheur non plus, victime à son tour d’une aventure facile qui la laisse vieillir mère célibataire.


Pr Ragondin - Est-ce qu’on est face à un « bon » Houellebecq ?

Bruno Viard - Oui, mais je mitigerai un peu mon impression parce que j’ai trouvé qu’il y avait trop de réemploi, c’est-à-dire que Houellebecq recyclait trop souvent des trucs d’écriture qui étaient bien les premières fois mais qu’on avait déjà vus. Je trouve aussi qu’il utilise trop Google ce qui permet de donner des informations précises sur des sujets variés, non sans une certaine ironie sans doute, mais justement, ça fait partie du déjà vu, comme procédé.


Pr Ragondin - Vous auriez des exemples de ces recyclages ?

 

Bruno Viard - Le thème de la consolation des nantis de l’Occident par la prostitution thaïlandaise était déjà le sujet de Plateforme, comme l’inventaire des rayons d’un supermarché. On a déjà été saturé de tabagisme et d’alcoolisme. Idem pour l’abus, à mon sens, des informations gastronomiques, même si c’est plus agréable. Au restaurant, on lit que Claire « opta » pour des profiteroles, elle qui, quand le narrateur l'a retrouvée des années plus tard avait « horriblement morflé ». Opta et morflé sont excellents mais on les a déjà rencontrés plusieurs fois. Il y a des fausses naïvetés que je trouve faciles : le bœuf plus impulsif que le consommateur (p. 62) et, p. 63, la parenthèse ("autant qu’un bœuf galope, c’était à vérifier").

Pr Ragondin - Vous dites que Houellebecq, entre autres, vous fait rire : avez-vous ri avec Sérotonine ?

Bruno Viard - Oui, assurément. C’est essentiel dans son écriture. Ironie, caricature, cynisme produisent du comique. C’est souvent du côté du sexuel comme le glissement de valve à vulve (je résume à ma façon) p. 16, le "ma bite, mon être et mon âme" p. 21, le traitement d’une érection intempestive "par les moyens habituels" p. 18, le verbe "goûter" attribué au journaliste du Monde devant les indécences de Claire sur scène. Je ne peux le citer, mais j’ai moi-même bien goûté le passage où le narrateur se désespère de sa solitude sexuelle alors qu’il y a tant de chattes de par le monde, elles-mêmes en attente. Problème soluble en théorie mais pas en pratique (p. 159). Je ris, je l’avoue.

 
Dans un genre différent, j’ai apprécié que le narrateur lise Le Pélerin magazine et j’aimerais signaler un effet d’échelle vertigineux dont Houellebecq est coutumier dans la phrase suivante : "Lorsque la mère de Claire avait rendu sa vilaine petite âme à Dieu, ou plus probablement au néant, le troisième millénaire venait de commencer, le millénaire de trop pour l’Occident antérieurement judéo-chrétien."  C’est très réussi, et qu’on ne nous dise pas que Houellebecq n’a pas de style. C’est qu’on ne comprend pas l'ironie que contient une phrase comme : "Je trouvai facilement une place à l’aéroport." dans un roman qui pose tous les problèmes existentiels possibles !
On est d’ailleurs en attente d’une étude sur l’écriture si typique de Houellebecq et sur son humour en particulier. Cela permettrait de désambiguïser beaucoup de ses pages.
Dessin : Pr Ragondin
Dessin : Pr Ragondin

Pr Ragondin - Est-ce que cela signifie que l’humour de Houellebecq n’est pas bien compris ou qu'il est mal interprété?

 

Bruno Viard - Bien sûr, je suis convaincu que Houellebecq est mal lu en raison des pièges dont il parsème lui-même son écriture. C’est typique du thème pornographique avec lequel il renoue avec une grande indécence : Claire sur scène, les exploits de Yuzu et une complaisance évidente. Il n’empêche que sur le fond, le sexe sans âme est sa cible principale. Bien des lecteurs n’ont sans doute pas bien vu que Houellebecq est un militant de la famille et de la filiation. Ce phanérogame apparent est un cryptogame convaincu.

Pr Ragondin - Certains se sont offensés d’une observation du narrateur sur la ville de Niort (« une des villes les plus laides qu’il m’ait été donné de voir », p. 45) : comment expliquer que, dans le cas de Houellebecq, la confusion entre l’auteur et le narrateur soit si souvent commise ?

Bruno Viard - Mon idée est quand même que l’auteur se cache beaucoup derrière son narrateur. Houellebecq donne souvent des coups de pied à droite et à gauche. La plupart du temps, c’est justifié par son propos, par exemple la satire des débauches de Yuzu ou de telle « culcuterie ». Il y a aussi des injures gratuites comme l’exemple que vous citez, et, franchement, je n’en vois pas l’intérêt !

Pr Ragondin - Et lorsque le narrateur parle du « paradis des pédales » (p. 32), ou qu’il écrit « ils se mettent en couple aujourd'hui les petits pédés » (p. 298) - en même temps qu’il semble manifester de la tendresse pour Proust -, est-ce que c’est Houellebecq qui fait de la provocation, est-ce qu’il se prend lui-même au sérieux?

 

Bruno Viard - Houellebecq a eu l’occasion de dire qu’il met Proust très au dessus de Céline auquel on le compare parfois. Je n’ai repéré aucune trace d’homophobie chez lui. Il y a dans La Carte et le territoire le portrait humoristique, très réussi et nullement méchant, d’un couple homo. Quant à son vocabulaire dans Sérotonine, il me semble que c’est à mettre sur le compte d’un personnage de beauf féru des Bidasses en folie et de  Questions pour un champion.

Pr Ragondin - Est-ce qu’il y a encore de l’espoir, quand on a refermé Sérotonine ?

Retrouvez les billets de Bruno Viard sur son blog (cliquez sur l'image)
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Bruno Viard - La réponse est Oui, en dépit de ce que j’ai dit au début. Le récit des années de bonheur auprès de Camille appartient à un passé irrémédiablement perdu, mais la dernière page doit être lue attentivement. Houellebecq y revient sur son affirmation de la page 181 que « Dieu est un scénariste médiocre » pour dire que « Dieu s’occupe de nous en réalité » en nous envoyant « des signes extrêmement clairs » sous la forme d’« élans d’amour qui affluent dans nos poitrines » qui devraient nous pousser à résister aux « illusions de liberté individuelle » produites par « l’esprit du temps » et à « envisager d’aimer et d’être aimé ». Voilà « le point de vue du Christ ». Le narrateur qui n’en a plus pour longtemps voudrait, lui aussi, donner sa vie pour les hommes, « ces minables aux cœurs endurcis ». C’est donc pour cela qu’il a écrit. Ces lignes plus explicites qu’aucun texte de Houellebecq assignent à la littérature de donner ce signe d’espérance.

Pr Ragondin - Merci, cher professeur!


< Lire ma revue de presse "Ils ont goûté le Houellebecq nouveau"

 

Lire mon billet "Sérotonine : les petits bâclages de Houellebecq" >

Sérotonine! Son narrateur au bout du rouleau, ses agriculteurs au bord du gouffre, sa France rurale abandonnée... et ses petites boulettes. Les éditions Flammarion ont en effet négligé quelques corrections. Pour clairvoyant et poignant qu'il soit, ce beau roman comporte une série d'erreurs et de contradictions légèrement contrariantes...


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