Il a bénéficié d'un premier tirage de 320 000 exemplaires et repart à l'impression pour 90 000 exemplaires. Sérotonine fait fureur! Le septième roman de Michel Houellebecq est l'événement littéraire de ce début 2019, avec son narrateur au bout du rouleau qui ne tient plus que grâce à sa dose de Captorix (une nouvelle formule d'antidépresseur), ses agriculteurs au bord du gouffre, sa France rurale abandonnée par le gouvernement... et avec ses petites boulettes. Les éditions Flammarion ont en effet négligé quelques corrections. Pour clairvoyant et poignant qu'il soit, ce beau roman comporte une série d'erreurs et de contradictions légèrement contrariantes...
Pour La Carte et le Territoire, très beau roman sur le déclin de la France industrielle et sur le destin en demi-teinte de l'artiste photographe Jed Martin, récompensé du prix Goncourt 2010, Michel Houellebecq n'avait visiblement pas pris de notes sur un calepin à côté de son clavier pour éviter les incohérences chronologiques : les dates, les âges et les repères temporels, si on prenait le temps de s'y pencher un peu, ne cessaient de se contredire. Mais enfin, cela ne sautait pas forcément aux yeux, et l'éditeur lui-même semblait être passé à travers... Je reviendrai un de ces jours plus en détail sur les problèmes chronologiques de ce roman.
Oui mais voilà, Houellebecq récidive, et de manière plus flagrante! Avec Sérotonine, il commet plusieurs boulettes d'autant plus regrettables qu'il s'agit d'un très beau roman, aussi poignant que sombre et désespérant, malgré les multiples provocations dont Houellebecq parsème le discours de son narrateur dépressif au dernier degré, et dont on ne sait jamais trop s'il faut les prendre au sérieux.
Compte tenu de la cloche éditoriale sous laquelle est maintenu ce dernier roman de Houellebecq depuis des mois, et vu que les traducteurs étrangers se sont mis à la tâche bien avant sa parution en France afin que les différentes publications internationales soient à peu près simultanées, on peut se questionner sur la vigilance des uns et des autres...
Bagnères-de-Luchon ou plutôt Molitg-les-Bains?
En effet, c'est plutôt Flammarion qui serait coupable d'avoir laissé passer les inévitables erreurs de son auteur vedette. On pourra toujours invoquer la licence poétique pour justifier la liberté du romancier souverain, mais il serait surprenant de voir un effet de style dans le déplacement géographique de Bagnères-de-Luchon : p. 37-38, le narrateur met Luchon dans les Pyrénées-Orientales plutôt qu'en Haute-Garonne. En fait, l'évocation de l'hôtel-restautant du château de Riell semble révéler qu'il confond en l'espèce Luchon et Molitg-les-Bains.
Inversion de vinyles
Autre boulette, culturelle et plus spécialement rock, sur le terrain même des goûts de Houellebecq : p. 145, le narrateur rend visite à son ancien camarade de promo, passionné de musique et collectionneur de vinyles, devenu éleveur laitier. Il n'a plus fait tourner sa platine MK2 depuis un moment ; alors, pour accueillir son vieil ami, Aymeric fouille dans ses rayonnages et en sort Ummagumma. "Le disque à la vache, c'est de circonstance... commenta-t-il avant de poser l'aiguille au début de Grantchester Meadows", écrit Florent-Claude.
Catastrophe pour les puristes! Le très célèbre disque à la vache, des Pink Floyd, n'est pas Ummagumma mais Atom Heart Mother... Et le titre Grantchester Meadows ne figure pas sur le disque à la vache, mais effectivement bien dans Ummagumma.
Mais comment expliquer les petites (mais gênantes) invraisemblances chronologiques qui, normalement, auraient dû interpeller les relecteurs de Flammarion?
Reprenons du début.
Avant de commencer à proprement parler le récit de sa vie, le narrateur Florent-Claude Labrouste annonce, au présent, page 10, avoir 46 ans.
En outre, quelques indications temporelles dans le livre nous permettent de déduire l'année de sa naissance. Citons deux cheminements qui convergent vers 1972 :
- Il indique avoir 27 ans (p. 95) lorsqu'il rencontre Claire le 31 décembre 1999 (p. 103) ;
- Vers décembre 2001 (p. 185), il rencontre Camille, qui n'a que 19 ans (p. 170). "J'avais dix ans de plus qu'elle", indique-t-il p. 165 : il a donc 29 ans, ce qui situe là encore sa date de naissance en 1972.
Une fois son année de naissance connue, revenons à ses 46 ans, âge auquel il commence son récit : on peut déduire que Florent-Claude entreprend la rédaction de son histoire en 2018.
Concomitance ou presque de l'action et de l'écriture
Directement après, il fait démarrer le récit. Le temps principal de l'action narrée s'écoule sur une année au cours de laquelle il se sépare de sa compagne japonaise Yuzu, met en scène sa disparition volontaire, végète dans des hôtels, part en périple dans la Suisse normande, retrouve son ancien camarade de promo Aymeric, espionne Camille et revient prendre un appartement à Paris. Tout cela "commence en Espagne (...) plutôt vers la fin des années 2010 - il me semble qu'Emmanuel Macron était président de la République" (p. 13). Mais alors? Cela signifie que l'histoire narrée (vers la fin des années 2000, sous la présidence Macron, donc après 2017) et la période où Florent-Claude la rédige (46 ans, donc 2018) sont à peu près concomitantes! Le voyage en Normandie que le narrateur relate ne peut qu'être très récent. En tout cas, il se situe nécessairement entre 2017 et 2018. D'où un premier couac : pourquoi, dans ce cas, écrit-il que cette histoire commence "plutôt vers la fin des années 2010" et qu'il lui semble que Macron était président, donnant ainsi l'impression qu'elle est lointaine et que ses souvenirs sont distants?
Au cours de son périple normand, il part sur les traces de Camille et se met à l'espionner. "Elle avait dépassé trente-cinq ans maintenant et elle avait toujours l'allure d'une gamine de dix-neuf" (p. 287). Leur rencontre initiale date de 2001. Dix-sept ans plus tard en 2018, elle a autour de 36 ans, c'est bon. Et donc lui 46 (puisqu'il en a 10 de plus), ce qui semble à nouveau aller dans le sens d'une écriture du récit concomitante de l'action (mais pourquoi, alors, pourquoi, avoir écrit "il me semble qu'Emmanuel Macron était président"?)
Un petit tassement du temps
Sa relation avec Camille, justement, pose un petit problème de temps : p. 181, Florent-Claude indique que leur histoire dura "un peu plus de cinq ans", on peut donc situer la fin de leur relation vers 2007 (rencontre en décembre 2001, puis 2002, 2003, 2004, 2005, 2006). Cela fait donc environ 10 ans, en 2017-2018, que Camille est partie. Pourtant, p. 285 : "Camille avait dû refaire sa vie, elle avait dû retrouver un mec, cela faisait déjà sept ans".
Ah non, hein : les 7 ans annoncés, ajoutés aux 5 ans de la relation, nous auraient amenés en 2013, au début de la présidence Hollande, loin de la fin des années 2010, et ça ne collerait plus du tout avec la chronologie d'ensemble.
Une soudaine et fugitive omniscience du narrateur
P. 290-291, le narrateur découvre que Camille a un petit garçon d'environ 4 ans. Il explique de quelle manière il a été conçu : Camille s'est rendue au festival des Vieilles Charrues pour se choisir un étudiant fan de heavy metal, "ni trop moche ni trop con", elle a couché avec lui sans préservatif puis s'est éclipsée avant qu'il se réveille. Mais comment le narrateur sait-il tout cela? En effet, il se contente d'espionner Camille, avant de laisser tomber et de rentrer à Paris ; à aucun moment avant la fin, il n'établit de contact avec elle ni avec ses parents. Parents dont on apprend aussi, toujours par le narrateur, la réaction à cette grossesse... L'espace d'une page, le narrateur semble doté d'un point de vue omniscient! D'où donc a surgi cette focalisation zéro, diantre?
Bien entendu, on peut objecter que, pour clairvoyante qu'elle soit, et même parfois à la limite de l'extra-lucide, l'oeuvre de Houellebecq n'en est pas moins une fiction traversée d'éléments qui en font une sorte de réalité parallèle. On peut prendre pour exemples les personnalités existantes qui apparaissent au fil de ses livres dans des situations qui ne concordent pas avec le réel : le coming-out de Jean-Pierre Pernaut (!!) dans La Carte et le Territoire, et même l'assassinat de... Houellebecq lui-même, et dans Sérotonine la mort de Laurent Baffie. Difficile d'imaginer, néanmoins, que la réalité parallèle de l'oeuvre houellebecquienne comporte aussi une distorsion de la ligne du temps!
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