ENTRETIEN - Depuis 1989, elle traduit ou a traduit plus de 30 auteurs finlandais pour de nombreuses maisons d'édition françaises. Parmi ces auteurs, le très populaire Arto Paasilinna, décédé le 15 octobre 2018 à 76 ans, après 35 romans parus en Finlande, dont 18 traduits en français à ce jour. C'est elle qui a fait connaître Paasilinna en France, en proposant un jour sa traduction du Lièvre de Vatanen à plusieurs éditeurs : Anne Colin du Terrail nous fait l'honneur de discuter de l'oeuvre sensible et écologiste de ce drôle de romancier, mais aussi de son métier de traductrice.
Pr Ragondin - C'est votre traduction du Lièvre de Vatanen qui a fait connaître Arto Paasilinna en France. Dans quelles circonstances vous étiez-vous retrouvée avec ce manuscrit à traduire?
Anne Colin du Terrail - Je travaillais comme traductrice-interprète depuis déjà un certain temps, mais l’envie de passer à la littérature me démangeait. Sachant que les éditeurs français n’avaient publié au total, dans les années 1970-1980, que cinq romans finlandais, dont trois traduits du suédois et seulement deux du finnois, aller frapper à leur porte pour leur demander ce qu’ils avaient à me proposer me semblait voué à l’échec. J’ai donc décidé de commencer par traduire un livre en entier, et d’essayer ensuite de le proposer. J'ai longtemps écumé les rayons de la Bibliothèque nordique, à Paris, sans rien trouver qui me convienne vraiment. Et puis un jour, alors que j’étais retournée voir au cinéma l'excellent film L’Année du lièvre du finlandais Risto Jarva, je me suis pour la première fois rendu compte qu’il était tiré d’un roman.
Quand je l’ai lu, j’ai été conquise. Ce livre avait tout pour plaire, à la fois très finlandais et très universel, profond mais drôle, relativement court et, en apparence du moins, facile à traduire. J’ai averti l’éditeur finlandais de mon projet et je me suis lancée dans la traduction, pendant mon temps libre. Il m’a fallu près d’un an pour terminer le travail, et j’ai ensuite démarché plusieurs éditeurs. Tous ont poliment dit non, et je suis retournée à mes traductions techniques.
Et puis un jour, près de deux ans plus tard, j’ai reçu un coup de fil de Denoël. À l’occasion d’un déménagement, le tapuscrit de ma traduction, que, par flemme, je n’avais pas pris la peine de récupérer et qui avait été oublié au fond d’un placard, s’était retrouvé sur le dessus d’un carton. Un directeur de collection qui passait par là, Michel Bernard, l’avait lu par curiosité et avait décidé de le publier !
Pr Ragondin - C’est donc à votre propre initiative que Le Lièvre de Vatanen a été traduit. Est-ce que Paasilinna était déjà connu à l’étranger ou est-ce que la traduction française a ouvert la voie?
Anne Colin du Terrail - Paasilinna était alors presque totalement inconnu à l’étranger. Seul Le Lièvre de Vatanen avait été traduit, en hongrois, en 1983. Mais, chose que j’ignorais à l’époque (c’était avant l’avènement d’internet), Paasilinna était déjà considéré en Finlande comme un auteur de best-sellers, adoré du public mais boudé par la critique. Le succès du Lièvre a vraiment ouvert la voie. Non seulement pour le succès mondial de Paasilinna, mais aussi pour la littérature finlandaise en France. Dès l’année suivante, cinq nouveaux auteurs ont été traduits en français et, rien que dans les décennies 1990 et 2000, il y a eu dix fois plus de traductions qu’en 1970-1980. Et ça continue.
Le Lièvre de Vatanen est sorti en Finlande en 1975 et en France en 1989, chez Denoël grâce à la traduction d'Anne Colin du Terrail. C'est le troisième roman de Paasilinna mais le premier à être sorti en France. Il a été adapté au cinéma dès 1977 sous le titre L'Année du lièvre (traduction littérale du titre finnois) par le Finlandais Risto Jarva, bien avant la traduction française du roman, puis en 2006 par Marc Rivière, sous son titre français. |
Pr Ragondin - Comment expliquer que plus de dix ans se soient écoulés entre la parution du Lièvre de Vatanen en Finlande et son arrivée en France?
Anne Colin du Terrail - Les éditeurs finlandais, à l’époque, ne cherchaient pas particulièrement à vendre à l’étranger, et les organismes officiels chargés de la promotion de la littérature finlandaise misaient, d’ailleurs sans grand succès, sur des auteurs jugés plus sérieux qu’Arto Paasilinna. Il semblerait aussi qu’il ait fallu un certain temps pour que le côté écologique du livre entre en résonance avec les préoccupations françaises.
Pr Ragondin - Avec Le Lièvre de Vatanen, aviez-vous conscience que vous traduisiez un possible best-seller?
Anne Colin du Terrail - Absolument pas.
Pr Ragondin - Est-ce que vous avez connu personnellement Paasilinna, est-ce que vous communiquiez avec lui?
Anne Colin du Terrail - J’ai fait sa connaissance quelques années après la parution du Lièvre de Vatanen, et je lui ai servi d’interprète à chacune de ses visites en France. Nous nous sommes aussi régulièrement vus en Finlande, que ce soit dans un cadre professionnel ou même familial.
J’ai rarement eu besoin de lui poser des questions précises sur ses textes, car son écriture est limpide. La seule fois où j’ai tenté d’avoir son avis sur un problème de traduction, il m’a très gentiment dit qu’il me faisait entièrement confiance. Il a aussi insisté sur le fait qu’une fois écrits, ses livres ne lui appartenaient plus, et que chacun était libre de les interpréter à sa guise.
Pr Ragondin - 18 des 35 romans de Paasilinna, à ce jour, sont traduits en français. Est-ce que d’autres viendront?
Anne Colin du Terrail - J’en ai un en cours de traduction, et, normalement, d’autres devraient encore suivre.
Pr Ragondin - Sur les 18 romans d’Arto Paasilinna traduits en français, 16 l’ont été par vous. Pourquoi pas les 2 autres?
Anne Colin du Terrail - À la suite d’un changement d’équipe éditoriale chez Denoël, j’ai claqué la porte en raison d’un différend financier. Quand l’équipe a de nouveau changé, nous nous sommes remis d’accord.
Entre 1972 et 2009, Arto Paasilinna a publié 35 romans en Finlande. A la date de cet entretien, 18 ont été traduits et publiés en français. Leur publication ne suit pas l'ordre chronologique. Le dernier à être paru en France, en mars 2018, est Un éléphant, ça danse énormément, paru en 2005 en Finlande.
Le tout premier roman de Paasilinna ainsi que ses trois derniers ne sont pas encore traduits. Il reste 17 de ses romans à faire connaître aux lecteurs français. |
Pr Ragondin - Vous avez lu les romans de Paasilinna que vous n’avez pas encore traduits?
Anne Colin du Terrail - Oui. J’ai tout lu. Après le succès du Lièvre, Denoël m’a demandé si j’avais un autre titre du même auteur à leur proposer. C’est là que j’ai vraiment découvert l’étendue de sa production et que j’ai lu d’un trait tout ce qu’il avait publié jusque-là. J’ai ensuite continué à lire tous ses nouveaux romans. Le choix des œuvres traduites, opéré dans le désordre, résulte en grande partie de mes goûts personnels, ainsi que d’un souci de varier les thèmes.
Pr Ragondin - Quel roman de Paasilinna vous laisse le meilleur souvenir?
Anne Colin du Terrail - Le Meunier hurlant. Quand j’ai traduit Le Lièvre de Vatanen, je ne savais rien de Paasilinna. C’est en traduisant Le Meunier hurlant que j’ai vraiment pénétré dans son univers. Pour moi, c’est incontestablement son livre le plus abouti, avec un côté tragique plus marqué que dans le reste de son œuvre.
Je garde aussi un souvenir ému de cette traduction pour une raison plus personnelle. Le lieu où se situe l’histoire n’est jamais nommé, mais, plus j’avançais dans la traduction, plus je reconnaissais le paysage, jusqu’au jour où j’ai compris pourquoi. L’environnement que décrit Paasilinna est celui de sa maison familiale, à quelques dizaines de kilomètres seulement de l'endroit où je passais mes vacances d’été quand j’étais enfant.
Pr Ragondin - Quel regard portez-vous sur son œuvre, vous qui l’avez fréquentée plus que quiconque? Comment définiriez-vous son style, son écriture, sa littérature?
Anne Colin du Terrail - Pour moi, en dehors de son originalité propre et de son côté iconoclaste, Paasilinna prolonge une longue tradition littéraire finlandaise remontant au Kalevala, à Alexis Kivi et à Juhani Aho, faite de romans réalistes à caractère social qui mettent en scène des petites gens, des individus ordinaires, individualistes, souvent asociaux et en lutte contre les institutions, tout en accordant une large place à la nature, souvent perçue comme un refuge, et en alliant humour et tragédie.
Pour ce qui est de son écriture, Paasilinna, en tant qu’ancien journaliste, a un style extrêment efficace, concis et direct. L’une des grandes difficultés, en traduction, est d'essayer de conserver le rythme souvent trépidant de l’action. C’est d’autant plus compliqué que le finnois, qui est une langue agglutinante, permet de condenser en un seul mot des choses qui exigent en français une phrase entière. Paasilinna est aussi un adepte de l’impersonnel, qui passe assez mal en français. Et il préfère le discours indirect libre aux dialogues, ce qui n’est pas toujours très facile à manier. Pour le reste, il aime aussi piocher dans le vocabulaire du Grand Nord pour tout ce qui concerne la nature ou pour toutes sortes d'objets familiers inconnus en France, ce qui me pousse à aller parfois chercher du côté du vocabulaire québécois.
Plus généralement, le finnois permet tous les néologismes, et est extrêmement riche en termes concrets désignant les sons et les mouvements, domaines dans lesquels le français est d’une redoutable pauvreté.
Dans l’ensemble, je cherche dans mes traductions à rester le plus près possible du finnois, tout en respectant les contraintes du français. L’idée est de faire passer le message, le rythme et la tonalité du récit, quitte à bousculer parfois un peu la forme afin de restituer au mieux, avec les moyens propres au français, l’effet produit sur le lecteur par le texte original.
Pr Ragondin - Le nom du traducteur souffre encore beaucoup d’un certain anonymat, et il est même rarissime de le voir figurer sur la couverture d’un livre. Est-ce que cette difficile reconnaissance peut parfois vous frustrer?
Anne Colin du Terrail - J’ai la chance de traduire une langue dite rare, dont les traducteurs sont peu nombreux, et donc forcémént plus visibles, dans leur domaine, que les traducteurs de langues plus courantes. Les critiques qui chroniquent les livres que j’ai traduits citent souvent mon nom, les éditeurs qui s’intéressent à la Finlande me connaissent tous, je suis reconnue dans le milieu et j’ai mon nom en quatrième de couverture et en première page de titre. Je suis donc tout à fait satisfaite de mon sort.
Anne Colin du Terrail a reçu en 2003 le prix d'Etat finlandais du traducteur étranger, pour l'ensemble de ses traductions et pour son action en faveur de la culture finlandaise. Elle traduit beaucoup d'autres auteurs, parmi lesquels on peut citer : Kari Hotakainen, Matti Yrjänä Joensuu, Volter Kilpi, Leena Lehtolainen, Johanna Sinisalo. |
Pr Ragondin - Quels sentiments éprouvez-vous devant le succès d’un livre que vous avez traduit, ou lorsque vous voyez quelqu’un en lire un? Vous autorisez-vous à vous reconnaître votre part de ‘’responsabilité’’?
Anne Colin du Terrail - Je ne boude pas mon plaisir, d’autant plus que j’ai souvent eu l’occasion d’accompagner comme interprète les auteurs que j’ai traduits, et donc d’être associée de près à leur succès public. Mais je ne me sens pas « responsable » de ce succès. Tout au plus contente de faire apparemment correctement mon travail.
Pr Ragondin - Combien de temps la traduction d’un roman vous prend-elle?
Anne Colin du Terrail - De 400 à 700 heures de travail, selon le volume et la difficulté du texte. En pratique, comme je ne traduis pas huit heures par jour, il me faut de quatre à six mois par roman.
Pr Ragondin - Le difficile travail de traduction vous laisse-t-il le temps d’apprécier l’œuvre sur laquelle vous travaillez?
Anne Colin du Terrail - Pas vraiment. Quand je traduis, j’ai les mains dans le cambouis. Je vois toutes les ficelles, les détails qui clochent, les redites, les phrases à vue de nez intraduisibles, les jeux de mots impossibles, les tournures qui, décidément, ne passent pas en français… Je passe plus de temps à douter de mes choix et à maudire l’auteur qu’à apprécier la profondeur de sa pensée.
Pr Ragondin - Est-ce que vous n’avez pas eu envie d’écrire vous-même?
Anne Colin du Terrail - J’aime écrire, mais la langue m’intéresse fondamentalement plus que la littérature elle-même. Je n’ai donc aucune velléité de produire des œuvres de fiction.
Pr Ragondin - Quelle est votre histoire personnelle avec la Finlande?
Anne Colin du Terrail - Je suis née d’un père français et d’une mère finlandaise. Traduire du finnois était un rêve d’enfant dont je me suis éloignée pour faire des études d’architecture. J’ai ensuite été rattrapée par la traduction, dans laquelle je me suis engagée parce qu’on est venu me chercher, sous prétexte que j’étais bilingue. Et de fil en aiguille, ce qui était au départ un petit boulot est devenu mon métier.
Pr Ragondin - Merci beaucoup, Anne Colin du Terrail!
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LAFOUGE JEAN LOUIS (lundi, 03 juillet 2023 15:30)
Cet interview est très intéressante et je partage l'enthousiasme du Pr Ragondin et de la traductrice Anne Colin du Terrail ! J'ai lu tous les livres traduits d'Arto Paasilinna et les traductions d'Anne Colin du Terrail me paraissent de loin les plus vivantes et les plus proches de la pensée de l'auteur : on ne s'ennuie jamais avec ses traductions vivantes et pleines d'humour ! Bravo ! S'il vous plait, continuez à traduire d'autres ouvrages d'Arto, le plus possible. Merci