Variations funèbres

 

Il y a trois grosses décennies, le monde découvrait un nouveau virus, le VIH, responsable du sida. Déambulation entre désolation et nostalgie des années 70, d'Armistead Maupin à Philippe Besson en passant par Hervé Guibert et Alysia Abbott.


Les éditions Steinkis Groupe et Prisma Media ont lancé récemment une collection appelée Incipit, dans laquelle des auteurs relatent à leur façon une première fois, d'ordre historique, en mêlant fiction et réalité sans  pour autant travestir la vérité. Ainsi François Bégaudeau, Gonzague Saint Bris, Philippe Jaenada, Eliette Abécassis ou Nicolas Rey ont-ils réalisé leur "objet littéraire personnel" en écrivant respectivement sur la 1re femme à l'Académie française, le 1er Festival de Cannes, les 1ers Jeux Olympiques, le 1er bikini ou les 1ers congés payés. Quant à Philippe Besson, il lui a été confié l'écriture d'un livre sur le 1er malade du sida.


Il s'agit en vérité d'une déambulation dans l'histoire qui a précédé l'hécatombe. Besson ne prétend pas faire la biographie fidèle du patient zéro mais de questionner la notion même de patient zéro et d'origine de l'épidémie. On cite souvent un steward canadien, du nom de Gaëtan Dugas, pour désigner le 1er homme à avoir transmis le VIH et ainsi propagé la maladie. Le récit de Besson démontre non seulement pour quelles raisons les faisceaux lumineux se sont braqués sur ce garçon, mais aussi qu'il n'y a pas de patient coupable ni de réponse formelle à la question de l'identité du patient zéro : si Gaëtan Dugas s'est trouvé à la charnière de l'explosion épidémique, on sait aussi désormais que d'autres avaient contracté la maladie avant lui et que le sida avait tué dès avant les années 1980, à une époque où l'on ne soupçonnait ni son existence ni le cataclysme dont il serait responsable.

Ce cataclysme, on le perçoit en creux dans le récit tendre et formidable qu'Alysia Abbott fait de son enfance dans le San Francisco des années 1970, coeur palpitant de la culture gay et queer qui méconnaissait alors encore l'abominable fléau qui avait commencé à se répandre en lui et qui éclaterait au grand jour au tout début des années 80. Alysia Abbott raconte son enfance, après la mort tragique de sa mère, auprès de son poète de père, bisexuel devenu exclusivement homosexuel dans son veuvage. La vie de Steve Abbott, ce papa tendre et négligent à la fois, figure militante du milieu gay, paraîtrait une aberration aux yeux des fanatiques anti-gays qui refusent de voir la diversité des familles humaines. Elle est pourtant une réalité parmi d'autres, magnifique et follement attendrissante sous la plume de sa fille.


Davantage qu'une biographie, le récit d'Alysia Abbott est un témoignage captivant sur le bouillonnement culturel du San Francisco des seventies et un véritable essai en filigrane sur la question des rapports hommes-femmes, sur l'homosexualité, la culture queer, les motifs de l'homophobie et les implications profondes du sexisme ordinaire dans nos modes de vie. C'est aussi un témoignage poignant sur la dévastation qui s'abattit sur la ville, et dont son père fut lui-même une victime. A 20 ans seulement, Alysia dut abandonner ses études pour accompagner son père dans la lente agonie du sida.

Ce San Francisco des années 70 et 80, Armistead Maupin y a consacré une vie d'écriture : il est l'auteur des célèbres Chroniques de San Francisco, du nom de la série littéraire qui comporte 9 tomes à ce jour, et qu'il a commencé à publier en 1976 dans un journal local sans soupçonner le succès qu'elle remporterait. Ce n'est qu'en 1994 que la série s'exporta en France, alors que les 6 premiers livres avaient déjà été publiés aux Etats-Unis. La saga est désormais un classique de la littérature LGBT et plus généralement de la littérature feuilletonesque.


Maupin a construit la popularité de ses chroniques sur une multitude d'éléments. Le premier, qui explique leur succès immédiat, est la coïncidence entre le temps de la narration et le temps de l'écriture : au moment de leur première parution, les chroniques de Maupin racontaient la vie de San Francisco en direct, en mêlant des événements et lieux réels à la fiction. Un autre est l'audace qu'il a eue d'introduire très vite un personnage ouvertement gay, le fameux Michael Tolliver, et plus généralement de confronter des personnages très divers, représentatifs de la bigarrure du San Francisco hétéroclite des seventies. Et puis ses chroniques fourmillent d'histoires qui s'entrelacent et d'intrigues qui s'emboîtent.

On le devine, cette écriture de l'instant, commencée en 1976, percuta le début de l'épidémie. Les premiers tomes étaient légers et divertissants, à l'image de la vie vécue en direct, mais le 4e tome, fut celui du tournant des années 80. Aussi Maupin fut-il l'un des tout premiers auteurs au monde à évoquer le sida dans ses livres et, pire, à faire mourir un de ses personnages romanesques, dès 1983, alors qu'on commençait à peine à donner un nom à ce virus terrifiant. Le choc : finie, l'insouciance ; la série basculait à  son tour en accompagnant le désastre. Le ton ne pouvait plus être le même. En prise directe avec le réel, les lecteurs pouvaient guetter chez tel ou tel autre personnages les signes de l'infection.


En révélant ensuite la séropositivité d'un autre de ses personnages - et non des moindres, le plus attachant pour un certain nombre de ses lecteurs -, Maupin prit le risque de se mettre lui-même dans l'incertitude, bien des années avant les premières trithérapies, dans une période où l'on mourait fatalement et atrocement du sida : l'auteur en personne ne pouvait plus prétendre anticiper sur le cours de sa propre série. D'ailleurs, la saga sembla s'interrompre en 1989 avec le 6e livre. Le sort des personnages resta alors en suspens.

Il fallut pour les Américains attendre 18 interminables années avant la parution du tome 7, en 2007!


En France, le jeune romancier-journaliste-photographe Hervé Guibert apprenait lui aussi sa séropositivité au milieu des années 80, peu de temps après avoir vu mourir son ami Michel Foucault en 1984. A ce moment, la cause du décès de Foucault n'était pas médiatiquement connue, c'est bien Guibert qui révéla que le philosophe avait été balayé par le sida. Il fit cette révélation dans son roman autobiographique A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, bouleversant témoignage sur les espoirs sans cesse déçus que les malades plaçaient dans les traitements expérimentaux de l'époque. Guibert y raconta comment il s'était laissé manipuler par un ami qui lui avait promis la guérison.


Il prolongea le partage de son expérience de la séropositivité, des premiers signes du sida déclaré, des traitements épuisants et de la déchéance physique dans Le protocole compassionnel, avec un style déroutant de beauté, puis dans Cytomégalovirus, le journal d'hospitalisation qui décrit ses derniers mois, ses tentations suicidaires, ses risques de cécité. Enfin il livra un autre puissant témoignage posthume, La pudeur ou l'impudeur, un documentaire vidéo dans lequel il dévoilait son quotidien d'agonisant. Il mourut en 1991 à 36 ans.


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