Olivia Sturgess (1914 - 2004) - Floc'h & Rivière
Floc'h & Rivière ne forment certes pas le duo le plus prolifique de la bande dessinée française ; on doit néanmoins à leur association une oeuvre inclassable, originale, très anglo-saxonne, qui ne compte que peu d'albums, mais qui a orchestré en trente ans le système très étonnant et quasi vertigineux de sa propre mise en abyme. Il aura fallu attendre la parution inespérée d'Olivia Sturgess (1914 - 2004) en 2005 pour dévoiler clairement le système complexe sur lequel Floc'h & Rivière ont bâti leur ouvrage et plus spécialement leur série insolite, fantastique, onirique et réaliste à la fois : Albany & Sturgess. La première étrangeté de cette affaire, et qui n'est sûrement pas anodine dans le déroulement de la suite de l'oeuvre, c'est que cette série Albany & Sturgess commencée en 1976 n'était alors justement pas prévue ni imaginée comme une série : le 1er tome, Le rendez-vous de Sevenoaks, devait être ce qu'on appelle habituellement un one shot, album unique fermé sur lui-même et indépendant de toute série. Il n'était d'ailleurs fait aucune mention des noms des "héros" Albany et Sturgess sur la couverture.
Mais le succès de cet album à l'atmosphère oppressante, à la narration spiralaire, à l'intrigue surnaturelle et au dessin tout
imprégné de la "ligne claire", ce succès, donc, ouvrit la voie à une suite, Le Dossier Harding (1979) qui établit comme personnages-guides de la série la romancière Olivia
Sturgess et son ami le critique littéraire Francis Albany, lesquels n'étaient apparus que comme des personnages secondaires du Rendez-vous de Sevenoaks.
Albany et Sturgess ne seront d'ailleurs jamais des "héros" à proprement parler, ils fonctionnent dans cette série comme un "liant", ils lui donnent sa cohérence
par leur présence, leurs interventions, leurs commentaires, leurs états d'âme, leurs rêves, mais il est vain d'attendre d'eux des aventures à la Spirou & Fantasio - ou même à la
Blake & Mortimer, dont on perçoit l'immense influence graphique et narrative.
Le Dossier Harding rompit néanmoins avec la complexité narrative du Rendez-vous de Sevenoaks et prit un tour plus ancré dans le réel. Floc'h & Rivière confirmèrent l'ambiance anglaise et littéraire très caractéristique de leurs albums et poursuivirent la série avec un 3e opus, plus resserré sur le personnage de Francis Albany.
En effet, A la Recherche de Sir Malcolm fut construit autour des songes intermittents d'Albany un soir
dans son salon privé. L'intrigue plongeait le lecteur dans un récit complexe mêlant les souvenirs à l'imagination du sommeil, semant ainsi le trouble et rendant malaisée la distinction entre le
réel et la reconstruction par le rêve.
Ces 3 albums furent plus tard réunis sous le titre Une trilogie anglaise, et la série fut comme interrompue. Quoique
d'autres opus fussent promis et annoncés, rien ne vint poursuivre la collection Albany ; Floc'h & Rivière commirent quelques autres oeuvres, comme Blitz
(1981), mais la série d'Albany et Sturgess ne prit pas de tome 4 jusqu'à la parution en 2005 d'Olivia Sturgess (1914 - 2004), album totalement original
venant conclure chronologiquement la saga sous la forme d'une biographie télévisée (la BD se met en scène comme un documentaire
TV) consacrée à Olivia Sturgess, dans une mise en abyme étonnante de l'oeuvre et de ses personnages. Ce documentaire retrace la vie de la romancière et, par la même occasion, de
son indissociable ami Albany, semant à nouveau la confusion dans les niveaux de fiction. Explorant tout le passé d'Olivia, la biographie revient fatalement sur
les épisodes mis en scène dans les tomes précédents de la série, au prix de certaines surprises, que les lecteurs initiaux du Rendez-vous de Sevenoaks et du Dossier Harding
n'auraient jamais pu soupçonner trente ans plus tôt. Floch' & Rivière prennent un malin plaisir à rassembler les pièces manquantes du puzzle, dont on n'avait pas perçu qu'il
était incomplet. Un doute nous étreint alors : depuis quand ces "rebondissements" pour le lecteur étaient-ils connus des auteurs? En réunissant sous nos yeux tous les éléments de la vie
d'Olivia, Floc'h & Rivière nous font apparaître l'ensemble de leur oeuvre comme une illusion, un vertige et une mise en abyme incessante, d'autant plus que
ces "rebondissements" incluent des oeuvres initialement extérieures à la série, comme Blitz, sans aucune invraisemblance, comme si tout avait été soigneusement préparé pendant 30
ans.
Attention, la partie de l'article dans l'encadré révèle des éléments de l'album que vous ne désirez peut-être pas connaître avant de l'avoir lu. |
Cette biographie exhaustive d'Olivia, en revenant sur ses créations littéraires, son parcours privé (le réalisme explore son homosexualité), ses amitiés et ses
connivences avec Francis, nous apprend que Le Rendez-vous de Sevenoaks n'était finalement rien qu'un de ses romans, l'incluant elle-même comme un personnage
littéraire avec son ami Francis, mise en abyme virevoltante d'une BD qui était elle-même élaborée selon une complexe mise en abyme... De plus, l'éditeur
Harding ne fut jamais assassiné que dans l'imagination littéraire d'Olivia : là encore, Le Dossier Harding prenait sa place dans les
créations d'Olivia dans un contexte que révèle l'album. L'éditeur publia lui-même cette fiction qui le mettait en scène. Et conformément à des indices présents dans
Blitz, cette oeuvre était une pièce à quatre mains composée par les deux amis. |
Ainsi se révèle le système Floc'h & Rivière dans son grand ensemble : clos sur lui-même, pensé et conçu comme
spiralaire. A la lumière de cet album, la série Albany se réapproprie officiellement Blitz (et ses suites), qui faisait jusqu'alors figure d'album extérieur à la
saga.
Désormais l'éditeur Dargaud intègre donc Blitz à la série Albany et Sturgess en ajoutant la
mention "Francis Albany et Olivia Sturgess présentent". La série atteint ainsi un niveau de densité spécialement déroutant, formant un réseau diaboliquement complexe.
Floc'h & Rivière réussissent assurément l'exploit, auprès de leurs lecteurs familiers, de faire paraître
Albany et Sturgess comme des personnages authentiques ayant réellement vécu ; cet album, Olivia Sturgess (1914 - 2004), parachève cet effet par une
composition quasi machiavélique qui finit par nous donner l'illusion de regarder véritablement un documentaire biographique (les auteurs poussent le vice jusqu'à ajouter en annexe une série de
documents relatifs à la vie des deux amis : photographies d'art, sculptures, dédicaces, etc.) ; le renfort de personnages véridiques (comme Charlotte Rampling ou Agatha
Christie, entre autres) ou d'éléments culturels tangibles (la participation à la série Chapeau melon et bottes de cuir par exemple) trompe davantage notre cerveau, de sorte
qu'Albany et Sturgess passent du fictif au réel.
Toutefois, cette illusion ne peut fonctionner, résolument, qu'auprès des lecteurs connaisseurs de la série, familiers de ces deux
duos (Floc'h & Rivière, Albany & Sturgess). En revanche, cet album n'aurait strictement aucun intérêt ni surtout aucun sens pour quiconque commençant par
là sa lecture de la série. Il se révèlerait profondément ennuyeux et carrément incompréhensible. Il fonctionne donc comme un ouvrage pour initiés, accessible à ceux qui non seulement connaissent
et apprécient les précédents albums, mais qui ont aussi conclu le pacte par lequel ils intègrent Olivia Sturgess et Francis Albany comme des référents culturels
et effectifs de leur réel.
Olivia Sturgess (1914 - 2004)
Albany & Sturgess n°4
Scénario : Rivière
Dessin : Floc'h
1re publication : 2005
Editeur : Dargaud
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