Carnets de thèse - Tiphaine Rivière
Au départ, il y a un blog illustré, le bureau 14 de la Sorbonne, doublé d'un Facebook, et désormais il y a la BD de Tiphaine Rivière, un petit bijou dont le succès a dépassé
le seul cadre du milieu des doctorants en lettres et en phase critique. Ces Carnets de thèse fonctionnent comme une hybridation de blog-papier, de roman graphique et de
one-woman-show. Le dessin y est assez simple, parfois basique, presque caricatural, et à certains endroits comme immature, mais il devient pourtant dès les premières vignettes l'un des
atouts de cette recette impeccablement réussie. Le trait porte la trame et révèle à la fois une expressivité très drôle et une sensibilité très percutante. Les trouvailles sont nombreuses,
certaines cases, certaines pages sont de celles qu'on se montre en soirée comme en riant d'un(e) camarade qu'on connaît bien. Le traitement des visages est très efficace, et emprunte à la fois à
la caricature et au manga. Le dessin recourt souvent à la métaphore. Et la satire fait mouche.
C'est le genre de BD qu'on lit en se faisant très vite le commentaire à soi-même qu'elle ne peut pas ne pas être
d'inspiration densément autobiographique. L'esprit lecteur a inexorablement tendance à amalgamer Tiphaine Rivière et Jeanne Dargan. Qui
ça?
Jeanne Dargan est une jeune enseignante de lettres en collège de ZEP qui entrevoit une ouverture lorsqu'un
professeur d'université accepte de diriger ses travaux de doctorat. Elle se met alors en disponibilité du secondaire, afin de rédiger sa thèse sur
Kafka.
S'ouvre aussi la possibilité de donner des cours aux étudiants de première année de fac : c'est un changement de monde pour
Jeanne, qui oscille entre euphorie et crainte.
Mais elle fait surtout son atterrissage sur une planète pleine de petites absurdités, de petites vanités, de petites hostilités.
Le milieu universitaire en général, et celui des doctorants en particulier, révèlent à Jeanne leur tortueuse complexité. Elle cherche à faire sa place dans ce monde de
courtisans, de séminaires soporifiques et de professeurs aussi charismatiques que paresseux.
Cet album n'est pas seulement l'occasion de rire d'une secrétaire au fort pouvoir de nuisance (mais en définitive plutôt
attachante), ou du décalage conversationnel entre Jeanne et son directeur de thèse (les remerciements en fin d'ouvrage précisent que l'auteure n'a pas eu affaire à un
Karpov comme Jeanne dans la BD) ; il remet aussi en perspective le sens et le but des études supérieures, notamment en littérature. Combien de doctorants
poursuivent pendant d'interminables années le Graal de la thèse sans pouvoir déterminer à la fin après quoi ils courent vraiment? Quels sont les débouchés réels de tels travaux, qui, plutôt que
de durer trois ans (après déjà cinq années jusqu'au master), s'étalent généralement sur quatre ou cinq ans (voire davantage) par l'octroi d'indispensables dérogations?
Combien d'étudiants sont dans l'impossibilité de faire valoir leurs qualifications après huit ans d'études supérieures, se
redirigeant vers tout autre chose?
Pour en rester au seul doctorat de lettres, n'y a-t-il pas quelque chose d'absurde dans ce système clos sur lui-même, qui ne
fonctionne que par le renouvellement de lui-même par lui-même, les profs de littérature formant exclusivement de futurs profs de littérature?
Jeanne Dargan s'enferre dans un parcours spiralaire et kafkaïen, au point de mettre en danger sa vie privée. La
BD de Tiphaine Rivière sait aussi remettre en place la juste compassion qu'on doit éprouver pour les doctorants sans trop mettre les pieds dans le plat. Vous ne direz plus
"Alors, cette thèse?" que si vous voulez vraiment faire mal.
Carnets de thèse
Dessin et scénario : Tiphaine Rivière
1re publication : mars 2015
Editeur : Seuil
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Marine (mercredi, 06 mai 2015 22:49)
"Ami, ou ennemi?" / "Voilà qui va la neutraliser un moment"
Un vrai chef-d'oeuvre cette BD ! Heureusement qu'en vrai c'est vraiment plus agréable que ça, la thèse en littérature ;-).